Marie Cantos
Les photographies d’Estèla Alliaud parlent de sculpture, ses sculptures de photographie. Il y est question d’empreinte, d’impression, de texture, ainsi que de « l’instant décisif », pour reprendre une célèbre formule… On retient son souffle devant ses images en suspens, ses installations en attente, comme les habitués du Pavillon de Pantin en auront fait l’expérience lors de l’exposition collective Pavillon mais presque[1], où l’artiste présentait deux des trois pièces produites pour ce projet spécifique – comme trois moments caractéristiques de sa pratique : quelques épingles formant une ligne au mur, et leurs ombres projetées dessinant d’autres lignes (Ligne d’horizon) ; une plaque de verre posée contre l’un des carreaux de la fenêtre, recadrant la vue, la glissant dans l’écart[2] ainsi ménagé (Fenêtres) ; la photographie de l’instant où, enfin, les ombres des épingles s’alignent et relient les discrets points de métal, traçant la ligne d’horizon que peu auront pu voir (L’Attente).
L’artiste donne à la figure de rhétorique qu’est la litote une forme plastique parfaite. Le recours aux petits formats, l’absence de figure humaine, le choix de lumières atones et de gris polyphoniques ne sont que quelques aspects d’un art se jouant dans le retrait, l’ellipse, l’évidement. Dans l’estompe aussi : où maîtrise et précision du trait sont magnifiées par le voile qu’on jette sur elles. On serait tenté de souligner la grande économie de moyens, mais on oublierait alors que ces clichés et ces mises en place sont le fruit de processus de production longs, laborieux – au sens noble, celui du labeur. On oublierait l’extraordinaire minutie des brindilles de cendre photographiées avant et après leur désagrégement (Sans titre (cendres), 2011), la fascinante architectonie de pages de livres s’écroulant comme un château de cartes (Sans titre, 2008). On oublierait qu’il y a de la sculpture dans les photographies d’Estèla Alliaud, autant que de la photographie dans ses sculptures.
Pour son exposition personnelle au Pavillon, l’artiste réalise une pièce in situ qui prolonge un certain nombre d’expérimentations formelles antérieures. Si le moulage lui avait déjà permis de réaliser les briques et les brindilles de cendre des photographies mentionnées plus haut, il a récemment donné lieu à une sculpture présentée en tant que telle (et non photographiée) : Huit angles, un cube (2012), soit, comme l’indique son titre, les moulages directs, en plâtre, des huit angles de l’atelier de l’artiste réunis en un cube d’un mètre de côté, enfermant en lui le volume du vaste espace initialement contenu entre ces angles.
L’installation présentée ici et intitulée La forme empruntée signale un changement d’échelle important dans l’approche sculpturale d’Estèla Alliaud. Pour autant, il s’agit encore de rendre palpable l’air, de donner un corps à l’absence, une épaisseur à l’immatériel. L’œuvre se déploie au sol et recouvre tout l’espace d’exposition qui se trouve « pris » dans cet étrange parquet. À y regarder de plus près, le visiteur reconnaît des détails familiers, remarque l’ordonnancement fantaisiste des planches qui ont servi au coffrage de la dalle de béton. Il ne comprend cependant pas encore quel est l’usage de la rigole coudée qui accueille son regard dès l’entrée. Puis, peu à peu, il saisit qu’il se trouve face à l’empreinte d’un plafond dont il identifie maintenant les différentes parties, ainsi que le conduit qui apparaît littéralement en creux, en négatif. La peau de ce plafond semble reposer au sol, en appui sur la contre-forme du conduit, maintenue autour par les murs.
« […] Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence »[3] écrivait Maurice Merleau-Ponty en 1964. Celui qui avait emprunté à Henri Michaux la notion de « peau des choses »[4] (Aventures de lignes, 1954) n’aurait pu fournir de plus belle définition de l’empreinte… En effet, tel procédé modèle des formes qui incarnent physiquement un endroit auparavant vide et qui deviennent le moule d’une absence auparavant pleine de l’objet empreint, etc. Des formes qui sont autant de contre-formes du vide. Par sa réversibilité, l’empreinte nous arrache à la gravité et crée des contre-cieux[5].
Dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Georges Didi-Huberman note que l’empreinte « dédouble »[6] (c’est-à-dire qu’elle crée « un double » mais également « un dédoublement », voire une « duplicité »), puis « redouble »[7] (en créant une « doublure » protectrice : sa contre-forme) et, « finalement », « renverse tout ». « D’une part, elle inverse symétriquement les conditions morphologiques de son référent : l’empreinte d’un corps convexe est en général un corps concave. D’autre part, cette inversion topique engage toute la sphère des significations : elle fonctionne alors comme un « renversement de sens » – sens-sèma ou sens-sôma –, dans une acception presque nietzschéenne du terme »[8].
La forme empruntée renverse donc le Pavillon tout entier. Sans spectaculaire néanmoins, toujours en sourdine, à bas bruit. Mais cette simple dépose de l’empreinte révèle l’ombre – cet « envers du visible »[9] – de l’ancienne demeure : car ce plafond, c’est celui de la cave, où « l’homme prudent » de Carl Gustav Jung préfère ne jamais descendre[10], où l’on entasse, physiquement et symboliquement, refoulés divers et souvenirs lointains. Dans cette « psychologie de la maison », la stabilité (ou le fait que la maison soit à la fois, pour tout un chacun, un lieu à la fois vertical et concentré) repose pour une grande part sur « la polarité de la cave et du grenier »[11]. Or ici, le plafond a chu au sol, la cave s’est hissée au rez-de-chaussée – une translation immobile, en quelque sorte.
Il n’est guère étonnant, finalement, que la cave, dont le nom vient du latin cavus qui signifie « creux », soit devenue le terrain d’expérimentation du moulage et de l’empreinte. Il n’est guère étonnant, non plus, que l’artiste ait choisi de s’aventurer dans les espaces domestiques du Pavillon, terrain de jeu idéal, bien loin de l’habituel white cube. D’autant qu’Estèla Alliaud aime prendre son temps et s’imprégner des lieux où elle est invitée à exposer.
La forme empruntée n’est pas le seul contre-ciel d’Estèla Alliaud. On se souvient notamment de deux photographies, prises lors d’une longue marche en montagne, dans la faible lumière d’un hiver blafard : des draps blancs jetés dans un paysage de neige. Ou plutôt : d’infimes variations de gris colorés[12]. Sur l’une des photographies, un drap flotte dans l’air, dessinant un étrange relief ; sur l’autre, trois formes drapées sont figées au sol, prises dans le gel, comme trois corps dans des linceuls.
Dans ces deux photographies se dit le « hiéroglyphe du souffle »[13] qui semble habiter le travail de l’artiste – quelque chose de la peinture chinoise : l’importance de l’arrête, de la ligne d’horizon, l’omniprésence des brumes et des nuages, et toujours, le vide qui détoure la forme et, paradoxalement, la constitue. Dans la peinture comme dans la spiritualité chinoise, on retrouve cette idée d’un continuum entre les êtres et les états. Tout n’est alors plus que « transformations silencieuses »[14] pour reprendre la très belle formule du philosophe et sinologue François Jullien.
Un tas de cendre obstrue le passage dans une pièce (Intérieur, 2011), une plaque de glaise s’affaisse sur une plaque de contreplaqué (Sans titre (écart), 2012), des carrés de sucre se dissolvent dans l’eau de pluie (Sans titre (carrelage), 2009)… Autant de ces « transformations silencieuses » que l’on rapprocherait volontiers du memento mori si le travail de l’artiste n’était exempt de toute dimension funèbre ou même existentielle. Il est en réalité bien plus modeste, donc bien plus puissant. Décidément, Estèla Alliaud donne à la figure de rhétorique qu’est la litote une forme plastique parfaite.
Marie Cantos, Les Contre-Cieux d'Estèla Alliaud, avril 2013