Marie Chênel
Texte édité par le centre d'art sous la forme d'une plaquette, il est accompagné de vues d'exposition. Cette plaquette a été envoyée par voie postale.
"On n'avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne."
Chère Estèla,
Légèrement ailleurs, je viens de raccrocher. Ta résidence à Valenciennes touche à sa fin, tu es restée près de quatre mois sur place avec à ta disposition deux ateliers et un logement, dans la cour même du centre d’art, une ancienne menuiserie. En cette période suspendue entre deux années, tu es seule mais ce n’est pas pour te déplaire. Cela préserve cette capacité de concentration dont tu es douée, une absorption pleine dans le faire, la matière brute et les pensées qui tournent autour. Le ciel est gris, le froid présent ; de l’atelier d’où tu m’appelles, tu peux voir le bâtiment qui accueille l’espace d’exposition et deviner tes œuvres, celles que tu as créées dans cet endroit précis, en dialogue avec lui.
Notre rendez-vous est téléphonique, tacitement nous n’avons pas eu recours aux outils en ligne qui ont cannibalisé ces derniers mois. Au préalable, tu as pris soin de m’envoyer plusieurs vues. Je les fais défiler à l’écran, elles accompagnent ton récit. C’est là une expérience paradoxale, la découverte « en absence » d’œuvres nécessitant d’être saisies par le corps, en son entier. Tu me parles justement de seuil et de limites, de la nécessité que tu as imposée aux visiteurs d’entrer, de sortir, d’entrer encore ; de l’impossibilité d’arpenter l’espace en un même mouvement continu. Sans le formuler, je pense à cette injonctiond’inspiration ferroviaire qui fût l’intriguant titre provisoire du premier film de Luis Buñuel : Il est interdit de se pencher au-dedans. Une association libre, immédiate, que j’éprouve comme un appel au déplacement. Je crois que tu aspires exactement à l’inverse en provoquant la discontinuité ; que l’on s’autorise à se « pencher au-dedans », le regard rendu curieux.
Ici, c’est d’abord le sol que tu as vu, ses différentes matières de béton, sa surface marquée par les stigmates du temps et des activités passées. Donnant l’illusion d’un plan d’architecte gravé, des lignes relativement droites constituaient un réseau. Tu les as déchiffrées telle une écriture, il y avait là une typologie à établir. Certaines relevaient de l’empreinte spectrale d’aménagements désormais disparus – tu as su qu’ils s’agissaient d’un bureau et de zones de stockage. Ces constructions légères, en carreaux de plâtre, suivaient elles-mêmes pour partie le tracé de joints de dilatation en bois, disposés lorsque la dalle a été coulée. En revanche, à d’autres endroits, c’est précisément par manque de joints que des fissures étonnamment linéaires sont apparues. Qu’elles soient de fabrication humaine ou d’origine accidentelle, tu en as tiré la conclusion suivante : toutes ces lignes correspondent à des mouvements du sol,prévenus ou effectifs.
Pour être précise, j’ai lu un incontournable des études en art. Dans sa Brève histoire des lignes, l’anthropologue Tim Ingold voit, lui aussi, des lignes partout. Tant, qu’il s’attache à en démêler de grandes familles : il y aurait les fils, les traces, et une troisième catégorie « créée(...) par des ruptures qui se forment à l’intérieur même des surfaces. Il s’agit des coupures, des fissures et des pliures. » Les fissures résultant, plus concrètement, « de la fracture de surfaces fragiles causée par une pression, une collusion, ou l’usure. » En te renseignant sur les joints de dilatation, dont la fonction est d’accompagner les pressions exercées par le béton qui se distend et se rétracte au gré de divers facteurs, tu as découvert une expression qui a donné son titre à ton exposition, Mécanique des résistances. Ce double-effet, entre retenue et poussée, t’a d’autant plus intéressée qu’un semblable mouvement traverse l’ensemble de ta pratique, dont la fixité n’est qu’apparente. Une tension contenue, non déliée d’un rapport physique aux matériaux : ainsi, si le corps apparait en retrait, il n’est jamais absent. Le tien d’abord, qui donne la mesure de toute création, infléchit le poids et les dimensions des éléments : les limites hautes sont celles de ce que tu peux appréhender, soulever. Celui du visiteur ensuite, à travers ses déplacements dont nous avons d’emblée discuté, appréciant les proportions et placements signifiants de tes œuvres.
Pour ton installation centrale, tu as voulu « souligner » ces lignes qui permettent à la chape de « respirer », en déposant sur leur parcours une soixantaine de carreaux de plâtre de 50 cm de haut chacun. Que tu agences du préfabriqué, en référence aux aménagements passés, ne doit pas abuser : le geste de construction est conséquent et les finitions sont, une constante, extrêmement précises. Tu as poncé le revêtement des carreaux au grain fin, ce qui l’a éclairci et rendu à la fois plus poreux et mat, changé. Les teintes sont fidèles à la gamme de couleurs de ton travail, en accord avec tes matériaux de prédilection (plâtre, béton, bois, céramique). Les fissures sont suivies au millimètre, faux-raccords inclus. Cinq autres pièces de taille plus modeste ont été « posées » dans l’espace ainsi découpé, elles le ponctuent. Toutes sont inédites. Pour autant, comme dans une discussion passionnée, chacune me renvoie à tesœuvres précédentes, à l’envie d’en considérer les similarités et différences conceptuelles et esthétiques ; elles font famille, signe manifeste que tu creuses les enjeux d’une approche riche et singulière, cohérente.
Cette plaque en médium qui se trouvait « en attente » contre un mur, à l’extérieur de ton atelier parisien, dans la même position d’équilibre que celle que tu lui as donnée ici, a pris les intempéries. Sa surface en est colorée, sa densité aussi : elle apparait « chargée ». À l’instar de l’installation principale, elle incarne ta manière d’envisager l’objet, « en aucun cas comme un aboutissement mais comme une simple façon d’enregistrer, de matérialiser formellement des évènements qui sont, la plupart du temps, de l’ordre de l’imperceptible. » Deux œuvres sont pensées en résonnance avec les vitres et le ciel par-delà. D’une part ce panneau de verre sablé au sol, qui incite presque par réflexe à lever les yeux à la suite, vers la fenêtre dont il se trouve proche. De l’autre cette peinture à l’acrylique sur medium, technique détonante dans ta pratique. Accrochée en regard d’une autre baie, son abstraction semble toutefois familière. De fait, elle rejoue les qualités propres à ton esthétique, « qui peut conduire à dire le plus en montrant le moins. » Réalisée d’après la composition de panneaux adossés au mur de ton atelier, elle invite à percevoir du sculptural dans le pictural. Les deux dernières œuvres que l’on pourra découvrir à Valenciennes sont réalisées d’après moulage, et nous conduisent au bord des choses. Il y a d’abord ce moulage en plâtre d’une cornière d’angle ridée d’un pli central résultant de son transport, mais aussi cette œuvre en trois parties, jouant sur l’invisibilité, doublures en béton de pavés non scellés utilisés en guise de cales. Tu as été attentive aux placements habituels de ces pierres, l’une étant curieusement située sur le toit, ainsi qu’à l’histoire de leurs déplacements, des remparts de la ville à la cour pavée du centre d’art. Le lieu comme matière première, l’insaisissable mouvement qui l’anime aussi.
Puisque j’ai débuté cette lettre par la question de l’absence, j’aimerais conclure en affirmant la « pleine et signifiante présence » de tes œuvres, à la suite de grands noms du minimalisme américain. D’ailleurs, je dois t’avouer qu’en t’écrivant, je ne cesse de rêver de l’expérience péruvienne de Robert Morris, se tenant « dans la ligne » des géoglyphes de Nazca,« littéralement, des pieds aux yeux ».
Marie Chênel
30 décembre 2020